mercredi 11 avril 2012

Figaro et les révolutionnaires…

Pendant un peu plus d'un mois, la presse quotidienne française dispose d'un avantage concurrentiel assez bienvenu dans un contexte structurel plutôt morose : la campagne électorale, ou plus exactement, la campagne électorale sans limitation de temps de parole. Consacrer un dixième des pages politiques à MM. Poutou ou Cheminade aurait pourtant été intéressant, mais ce ne sera pas le cas. Les rédactions ont la maîtrise de l'agenda et elles ne s'en privent pas.

Dernièrement, Le Figaro a fait part de son intention d'interviewer les « grands » candidats avant le premier tour. En fin de compte, ce programme a fait un peu flop: François Hollande a décommandé ; Jean-Luc Mélenchon n'a même pas été invité. Ne reste que trois candidats, François Bayrou ayant la lourde charge de figurer le centre, la gauche et l'extrême gauche.

Le quotidien satirique (enfin, du moins il l'était en 1828…) n'a pas toujours été oublieux de la gent révolutionnaire. Tandis que je rédigeais l'article de Wikipédia sur Eduard Bernstein, je me suis aperçu qu'il avait accordé le 13 mai 1893 une interview au grand pontife du socialisme européen depuis la mort de Marx, Friedrich Engels. Les rédacteurs n'ont pas fait dans la demi-mesure : première article, en première page avec un gros titre bien grasseyé. Aucun encart publicitaire ne vient enrayer le flot des propos — ne rêvez tout de même pas trop, les publicités existaient bel et bien et en grand nombre, mais elles demeuraient cantonnées à la fin du journal.


Pour info, vous pouvez retrouver l'original sur Gallica, ainsi que la retranscription sur un blog marxisant.

M'étant depuis peu familiarisé avec le contexte de l'époque, j'ai la vague impression que Engels « utilise » le Figaro plus que le Figaro n'utilise Engels. Le socialisme européen est alors agité par de violents débats, dont l'épicentre se situe en Allemagne. A droite, les « réformistes » ou révisionnistes souhaitent que le parti socialiste devienne un parti de gouvernement, si besoin en faisant des alliances avec des partis non socialistes. A gauche, les Jungen ou jeunes prêchent l'insurrection générale et le refus du compromis. Entre les deux, les pragmatiques affirment qu'il est urgent d'attendre et refusent et le ralliement l'insurrection. Engels est pragmatique.

Il a déjà plus ou moins maté les réformiste au terme du Congrès d'Erfurt, mais les jeunes l'inquiète — il n'a pas tort d'ailleurs, puisque ce seront ces jeunes devenus vieux qui fomenteront la révolution Spartakiste en 1919. Il décide donc de donner un peu de lest à la frange réformiste. Quoi de mieux que le Figaro, journal bourgeois si il en est, pour amorcer ce changement d'image. L'intervieweur tombe d'ailleurs un peu dans le panneau et l'interroge sur son « but final ». Sa réponse est anti-dogmatique au possible :

Mais nous n’avons pas de but final. Nous sommes des évolutionnistes, nous n’avons pas l’intention de dicter à l’humanité des lois définitives. De préjugés à l’endroit de l’organisation en détail de la société de l’avenir? Vous n’en trouverez pas trace parmi nous. Nous serons déjà satisfaits lorsque nous aurons mis les moyens de production entre les mains de la communauté, et nous savons bien que c’est chose impossible avec le gouvernement monarchique et fédératif actuel.

Ce faisant il envoie un double-signal. Il tente de faire comprendre au lecteur du Figaro que les socialistes ne sont pas des barbares-le-couteau-entre-les-dents : ils respectent le processus démocratique et appliquent un programme réaliste, qui tiendra compte des contraintes de la « réalité sociale ». Il souligne clairement aux Jungen qu'ils sont non seulement minoritaires, mais sectaires par rapport à l'idéologie officielle.

En matière d'utilisation du média à des fins d'argumentation personnelle, il faut admettre que c'est pas mal. De quoi peut-être inspirer Mélenchon, qui se trouve vaguement instrumentalisé par le Figaro d'aujourd'hui : tant qu'il sert de marionnette anti-Hollande, on le mets en avant ; dès lors qu'il pourrait s'exprimer pour lui-même, on le range dans sa boîte.

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